Article paru dans le quotidien "Le Temps"
par Patricia Briel
    

Un cardinal suisse dans le siècle

   

RELIGION. Une biographie consacrée à Charles Journet montre l'importance de ce théologien genevois méconnu.

 

Patricia Briel

Vendredi 9 mai 2008

 

Depuis la fondation de la Confédération, les papes qui se sont succédé à Rome n'ont créé que peu de cardinaux suisses. Gaspard Mermillod (1824-1892) fut le premier. Le Genevois Charles Journet (1891-1975) le second. Aujourd'hui, ce dernier apparaît aux yeux des spécialistes comme un des théologiens majeurs du XXe siècle. Il a influencé plusieurs débats au Concile Vatican II et inspiré l'ecclésiologie du pape Paul VI. Mais ce personnage n'est pas très connu du grand public en Suisse. La monumentale biographie que lui a consacrée Guy Boissard, qui a côtoyé l'abbé Journet durant une quinzaine d'années, répare utilement un oubli injustifié.

 

Exhaustive, elle aborde tous les aspects de la vie de Charles Journet, et emmène le lecteur dans un voyage qui couvre plus de 80 ans d'histoire suisse. Pourtant, avertit le cardinal Georges Cottier dans la préface de la biographie, «on aurait difficulté à trouver des points de rupture ou de bouleversement, dans ce qui se présente comme une existence d'une monotone régularité». Nommé professeur au grand séminaire de Fribourg en 1924, Charles Journet y enseignera en effet jusqu'à sa mort. Même après sa nomination au cardinalat en 1965. Cet intellectuel solitaire, grand ami du philosophe français Jacques Maritain, n'est d'ailleurs pas allé très souvent à Rome: catastrophé par sa nomination, dont il craignait qu'elle le privât de sa liberté de chercheur et de théologien, il avait obtenu de Paul VI de pouvoir rester à Fribourg.

 

Fils de petits commerçants genevois, Charles Journet travaille brièvement au Crédit suisse avant de se décider pour le sacerdoce. A 16 ans, il s'inscrit au Collège Saint-Michel à Fribourg. Nommé prêtre en 1917, il est d'abord vicaire à Carouge, puis au Sacré-Cœur à Genève. Une fois devenu professeur de théologie dogmatique à Fribourg, il retournera régulièrement chaque fin de semaine à Genève. Sa théologie fut influencée par Thomas d'Aquin et son ecclésiologie par Catherine de Sienne.

 

Ses étudiants ne le comprenaient pas toujours. Exigeant, il pouvait se monter blessant. Mgr Pierre Mamie, qui fut son élève et son secrétaire personnel lors du Concile, rapporte une anecdote: présentant sa thèse à l'abbé Journet, il s'entendit dire: «Si ça avait été écrit sur des billets de vingt francs, ça aurait au moins de la valeur!» Charles Journet était un homme intransigeant, en particulier sur la notion de vérité. Ses opinions tranchées ne lui valurent pas que des amis. Quand il était abbé à Genève, il s'opposa férocement aux thèses du protestantisme libéral, n'hésitant pas à polémiquer régulièrement dans Le Courrier.

 

Son esprit combatif eut aussi l'occasion de s'exercer pendant la Seconde Guerre mondiale. Fondateur de la revue Nova et Vetera, Charles Journet n'entendait pas se laisser museler par la censure militaire. Dans un éditorial intitulé «Représailles», il s'en prit aux pratiques criminelles du régime hitlérien. L'évêque du diocèse, Mgr Marius Besson, lui interdit de publier des extraits d'un livre de Jacques Maritain qui contenait, selon le prélat, «des passages nettement hostiles à l'Allemagne» et «des critiques non douteuses contre le gouvernement Pétain». Il l'empêcha également de faire paraître un éditorial intitulé «Coopération», dans lequel l'abbé traitait du devoir de résistance passive et de la désobéissance à un ordre inique. Contournant l'interdiction de son évêque, Journet fit des tirés-à-part de son article qui fut largement distribué par ses amis.

 

Le futur cardinal s'est aussi insurgé contre la neutralité telle que la défendait le Conseil fédéral à cette époque. Par ailleurs, atterré par les manifestations d'antisémitisme, «il affirme haut et fort l'incompatibilité de l'antisémitisme avec une pensée et un comportement chrétiens», écrit son biographe. Son amour du peuple juif se traduisit plus tard par diverses actions. Notamment par une intervention qu'il fit en commun avec Jacques Maritain en faveur de la suppression de l'oraison «pro perfidis Judaeis» de la prière du Vendredi saint. Nommé cardinal en 1965, il participa à la dernière session du Concile. Il y fit une déclaration décisive sur l'indissolubilité du mariage, qui était remise en cause par un évêque de l'Eglise d'Orient favorable au remariage des conjoints divorcés innocents. Son grand œuvre théologique, L'Eglise du Verbe incarné, influença aussi la doctrine catholique sur les questions œcuméniques.

 

De manière générale, il fut un théologien plutôt conservateur, appréciant peu les audaces d'un Küng ou d'un Teilhard de Chardin. Après le Concile, sa théologie, considérée comme dépassée, fut ignorée. Encore aujourd'hui, «le nom de Journet est la plupart du temps absent des index dans les traités et les dictionnaires contemporains de théologie», remarque Guy Boissard, qui suppose qu'on n'a pas cherché à la comprendre. Sa biographie, qui s'attache à restituer la richesse cette pensée, contribuera certainement à la revaloriser.

 

Guy Boissard, Charles Journet (1891-1975). Biographie, éditions Salvator, 604p.

       

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